La chronique de Sylvain

Lorsque nous évoquons la vieillesse, nous pensons presque automatiquement à la fin de vie. En effet, la vieillesse n’est-elle pas considérée comme la dernière étape de la vie ? Pourtant, cette « dernière » étape est aujourd’hui de plus en plus longue jusqu’à constituer un tiers de vie, voire plus. Une des conséquences de l’évolution de la médecine – et des moyens techniques qui lui sont rattachés – est le prolongement de la vie. Or, paradoxalement, ce prolongement de la vie n’est synonyme ni d’immortalité ni d’imperméabilité aux maladies. Nous assistons même, dans certains cas, à l’addition de plusieurs maladies (polymorbidité) provoquant ainsi de grandes dépendances et des besoins de prise en charge chaque fois plus conséquents. Il semblerait donc que la modernité, malgré son éventail de progrès incontestés, n’ait réussi à se (dé-)livrer ni du vieillissement, ni de la souffrance, ni de la mort. Ces situations-limites – telles qu’aimait les appeler Jaspers – sont d’ailleurs et sans doute la cause de la faible estime que nous portons à cette étape de la vie que nous désignons, non sans un certain dédain, sous le terme de vieillesse. Que faire alors du « vieux fou qui radote et extravague et dont les enfants se moquent » ? [1]. Comment garder sa dignité alors que nos « limites » semblent la contester ? A cela, il faut ajouter une ultime souffrance ou situation-limite : celle de notre extrême vulnérabilité que nous ne parvenons pas, malgré tous nos efforts, à dépasser.

La raison étant au centre du choix du suicide assisté

Face à cet échec apparent de notre volonté eu égard à la nature, une nouvelle solution – une sorte de porte de sortie – s’est peu à peu profilée dans l’horizon gris de nos sociétés modernes occidentales. Et voilà la solution : si nous n’avons, dans l’actualité, aucune ascendance sur l’existence de ces situations-limites, nous avons toujours le choix de décider de ne pas ou de ne plus les vivre, c’est-à-dire de mettre un terme à nos souffrances et à notre propre vie. Dès lors, la fin de vie n’est plus une étape – injustement nommée ainsi d’ailleurs – ni un moment de l’existence. La fin de vie est un choix délibéré. Car c’est bien la réflexion ou la raison qui est au centre de ce nouveau paradigme ; une raison insoumise aux lois injustes et irrationnelles de la nature. Descartes n’avait-il pas déjà dit que l’existence dépendait et découlait de la rationalité ? Dans tous les cas, nous ne voulons pas être « cet assemblage d’organes qu’on appelle corps humain » [2]. Seule la décision libre ou volontaire constitue, dans l’esprit moderne, la véritable identité humaine : « Il n’y a que la volonté, affirme encore Descartes, ou liberté de décision, que j’expérimente si grande en moi que je n’ai idée d’aucune plus grande » [3]. Au seuil de cette porte de sortie – plus connue sous le nom de suicide assisté – un sujet X, pleinement conscient et en possession de ses facultés rationnelles, a la liberté, en Suisse, de tourner le dos à la nature et de franchir cette porte définitivement. La raison étant au centre de ce choix, toute autre posture, argument ou vision n’allant pas dans ce sens est aujourd’hui considéré comme de la régression, du conservatisme, de l’irrationalité, du dogmatisme ou encore de l’extrémisme religieux.

Accusés de « faire l’autruche » ou de ne « pas se ranger du côté de la majorité », les dissidents du suicide assisté, dont je fais partie, deviennent ces fous radoteurs dont tout le monde se moque. Alors, que dire de plus ? Quelles raisons invoquer contre la Raison ? Discutant de ce sujet autour d’un bon café, une dame, tout à fait respectable et pleinement consciente, souhaitait me rendre compte de sa dissidence : « Je ne sais pas l’expliquer, me dit-elle, c’est de l’ordre du cœur ». En d’autres termes, son cœur lui disait que le suicide assisté n’est pas une bonne solution. Interpellé par ses paroles, j’ai décidé d’invoquer ici les raisons du cœur.

Le cœur me dit que les questions relatives aux droits, à la vie et à la dignité des êtres humains n’ont jamais été et ne seront jamais de l’ordre de « la majorité »

La première raison a trait à deux remarques soutenues par les défenseurs du suicide assisté : la majorité considère aujourd’hui que le suicide assisté est une bonne chose (1) et nous n’avons pas le droit de juger une telle décision (2). En ce qui concerne la première remarque, le cœur me dit que les questions relatives aux droits, à la vie et à la dignité des êtres humains n’ont jamais été et ne seront jamais de l’ordre de « la majorité ». Est-ce que l’égalité de traitement, le respect de la vie humaine ou encore la défense des plus vulnérables sont de l’ordre de la majorité ? Notre conscience, notre bon sens et notre cœur nous disent qu’il y a des agissements, attitudes et positions face à la vie qui sont bonnes et d’autres non, peu importe le nombre de personnes qui le soutiennent. Nul besoin d’évoquer certains cas d’histoire très clairs et bien présents encore dans les mémoires. Dès lors, ce ne sont pas les décisions que nous jugeons, ni les intentions, encore moins les personnes. Qui sommes-nous pour juger l’histoire personnelle de chacun, sa capacité à supporter la souffrance, sa désolation, etc. Nous évaluons et portons un jugement sur l’acte en lui-même : le suicide assisté. Et ceci pour d’autres raisons qui sont aussi, et enfin de compte, des raisons du cœur.

Qu'en est-il de la résilience, ce pouvoir de se dépasser, de donner un sens au non-sens ?

L’une d’elle concerne la solution du suicide (assisté). Le cœur me dit que la solution à la vulnérabilité n’est pas l’interruption volontaire de la vie. La vulnérabilité est certes cette capacité à être touché, blessé par quelque chose qui ne dépend pas de notre volonté. Cette vulnérabilité peut alors devenir un frein à une vie active, une sorte de drame. Mais, l’expérience vitale de certaines personnes, y compris des personnes démentes, nous montrent que c’est par cette même ouverture « fragile » que nous rejoignons et sommes rejoints par les autres, le monde, soi-même. C’est ce qu’on appelle la résilience, le pouvoir de se dépasser, de donner un sens au non-sens, l’amour, la joie, le don, le courage, … toutes ces vertus ou capacités humaines qui prouvent que l’être humain est bien capable de transcender – de manière positive – les vicissitudes de la nature.

La fin de vie n’est pas la mort, elle est encore et toujours la vie

La dernière raison que je voudrais mentionner ici est celle qui concerne la deuxième partie de la solution létale : l’assistance. Nous sommes tous d’accord avec le fait qu’il faille améliorer l’accompagnement des personnes en fin de vie. La fin de vie, en ce sens, n’est pas la mort, elle est encore et toujours la vie… Et la vie doit être vécue, jusqu’au dernier instant, le plus dignement possible. Il y a certes encore beaucoup à faire dans ce domaine, mais il y a des solutions. Les soins palliatifs, par exemple, consistent en une démarche globale d’accompagnement des personnes souffrantes et en fin de vie. Ces soins proposent d’accompagner – étymologiquement « manger le pain avec » – la personne en prenant en compte ses besoins spirituels, personnels, psychologiques et physiques. C’est pourquoi, une prise en charge précoce tant du point de vue du traitement que des besoins spirituels et psycho-affectifs est une priorité aujourd’hui. Enfin, nous pouvons manger le pain avec celui qui souffre, car nous sommes faits de la même pâte, de la même vulnérabilité. La solidarité, l’empathie, l’amour et le don ne sont donc jamais une charge… Ils sont l’unique solution quand nous prenons conscience, d’une part, de tout ce que nous avons reçu et, d’autre part, du fait qu’un jour nous serons probablement là, en lieu et place de cette personne souffrante et en fin de vie.

Sylvain

[1] Simone de Beauvoir (1970) , La vieillesse1, Paris : Gallimard, p. 13.
[2] René Descartes (1990), Méditations métaphysiques, tr. Duc de Luynes, Paris : Le Livre de Poche, p. 59.
[3] Idem, p. 157.