L’assistance au suicide ou la remise en cause de l’interdit du meurtre

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«La pratique du suicide assisté ne peut pas être soutenue par le message chrétien», observait très justement l’évêché de Sion dans Le Nouvelliste du 1er mars 2019. Le message chrétien, c’est entendu, s’oppose au suicide. Mais cette opposition n’est pas seulement chrétienne: elle s’enracine dans la loi naturelle dont les Dix commandements sont la charte.

« Comment cela ? », demandera-t-on, « les Dix commandements ne relèvent-ils pas de la révélation ? » Si, mais cela ne les empêche d’être aussi la traduction d’une loi de la nature qui s’impose à tout homme, indépendamment de tout contexte révélé.

Saint Thomas explique en ce sens qu’une vérité accessible à la seule raison, comme par exemple l’existence de Dieu, peut aussi faire l’objet d’une révélation : par égard pour les hommes qui ne disposent pas tous des mêmes capacités ou des mêmes loisirs, Dieu a voulu révéler des vérités qu’une étude du monde et de la nature humaine pouvait également découvrir (voir Somme contre les Gentils, livre I, chap. 4).

Le Décalogue constitue une révélation de ce type (Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 100, art. 1), car la vérité morale dont les commandements sont porteurs est accessible à la raison, et la Révélation vient seulement les confirmer en les rendant plus directement connaissables par tout un chacun. Ils sont ainsi l’expression d’une loi inscrite « dans les cœurs » (cf. Rm 2, 14-15), antérieure à toute loi positive que chaque communauté est appelée à se donner ensuite pour se constituer en tant que société. La loi « positive » que se donne une communauté, c’est-à-dire le droit généralement écrit par lequel elle se règle, n’a donc de valeur que s’il respecte au préalable cette loi non écrite dans les livres mais inscrite dans le cœur et qu’on appelle la loi naturelle. C’est en ce sens que Montesquieu écrivait si justement qu’« une chose n’est pas juste parce qu’elle est loi, mais elle doit être loi parce qu’elle est juste » (Pensées, n°460).

Or que nous dit l’un des commandements des Tables de la Loi ?

Il nous livre ce précepte universel de la loi naturelle : « Tu ne tueras pas » (Ex 20, 13). À quoi le vivant est-il porté par nature, sinon à se conserver dans l’être ? Ce désir d’exister est si fort qu’il est le moteur, si l’on peut dire, qui pousse tout être vivant à protéger sa propre vie. C’est ce qu’on appelle l’instinct de conservation. Cet instinct se traduit, chez les vivants, par la priorité donnée à la survie de l’espèce sur celle de l’individu : voilà pourquoi un animal menacé prend ordinairement la fuite, mais combat avec une fureur extrême sans épargner sa propre vie pour sauver sa progéniture. Chez les êtres humains, cet instinct est intériorisé et accède à la réflexion pour se traduire en un code moral : nous nous sentons le devoir de veiller sur nous-mêmes, et nous étendons à autrui cette tendance à la conservation. En clair : je suis tenu de respecter la vie de l’être humain, la mienne et celle d’autrui.

Ne peut-on donc jamais tuer un homme, même en cas de légitime défense ?

(Voir Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 100, art. 8, ad 3um, et, sur la question du meurtre en général, Ia-IIæ, q. 64). Si, parce qu’il menace délibérément l’intégrité d’autrui, et que son comportement justifie une défense proportionnée au danger qu’il représente. Il en va de même au niveau de la société, qui est tenue de se préserver en éliminant de son sein un membre corrompu mettant ses autres parties en péril. Comprenons bien que c’est alors la société elle-même qui prend cette décision par ses représentants : une personne privée, en revanche, ne peut décider des mesures à prendre pour la société. Concrètement, donc : en tant que particulier, je ne peux pas tuer, sauf pour me défendre en cas d’agression ; quant à celui qui représente une menace pour la société, il pourra éventuellement être éliminé non par un justicier mais d’après une décision prise par les personnes détentrices de l’autorité légitime.

Quelles sont les implications de ce petit rappel de la loi naturelle à propos du meurtre ?

Dans le cas qui nous retient ici, celui du suicide et de l’« assistance » au suicide, cela signifie clairement que je n’ai pas le droit, en tant que particulier, de prendre la vie d’un autre être humain, sauf réponse proportionnée à une agression de sa part. De quel droit pourrais-je alors me tuer ? Ne suis-je pas un homme moi aussi ? Je ne peux tout de même pas être mon propre agresseur ! L’interdit du meurtre se fonde sur l’extension à autrui de l’instinct de préservation, et l’on voit ainsi que les deux vont de pair : ma préservation et la préservation de la vie d’autrui.

Oui, mais si je veux m’éviter la souffrance d’une vie malheureuse ?

Que je veuille éviter la souffrance, c’est bien naturel ; ce qui ne l’est pas, c’est que j’aille à l’encontre du désir de vie qui est la plus fondamentale et la plus naturelle des impulsions communes à tous les vivants. Or on ne peut jamais faire le mal en vue du bien (cf. Rm 3, 8) : quand on vise un but, il faut employer des moyens appropriés à ce but, mais le mal n’est jamais proportionné au bien, de sorte qu’un mauvais moyen ne peut jamais être employé, fût-ce au service de la plus noble cause.

Il y a plus. On connaît la belle réflexion du poète anglais John Donne : « Nul homme n’est une île, un tout complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble » (Devotions Upon Emergent Occasions, 1623, méditation 17). D’après ce qui précède, il est clair que le bien que je veux pour l’homme, je le veux à la fois pour l’homme que je suis et pour les autres hommes, car l’homme n’existe pas isolément de ses semblables. Un homme appartient toujours à la communauté humaine : il blesse cette communauté en faisant violence à son prochain, et il la blesse de même en se faisant violence. Aristote, dans le cinquième livre de son Éthique, ne dit pas autre chose ; et la sagesse populaire l’exprime aussi à sa façon quand elle dit que « charité bien ordonnée commence par soi-même ». On ne peut aimer les autres si l’on ne s’aime pas soi-même comme il convient de s’aimer. Celui qui juge sa propre vie indigne d’être vécue, comment ne considérera-t-il pas aussi que d’autres vies humaines sont indignes, et donc éliminables ?

Alors, bien sûr, les gens qui se suicident le font rarement de gaieté de cœur, et il ne s’agit pas ici de les accabler dans leur malheur et les décisions tragiques qu’ils ont prises. Il s’agit plutôt, pour chacun d’entre nous, de réfléchir sérieusement à la gravité du suicide. Quand on va très mal, on n’est pas en mesure de réfléchir posément ; et c’est pourquoi il est essentiel d’avoir pris le temps de considérer préalablement quelles options sont acceptables et quelles options doivent être bannies à tout jamais, même si elles doivent se révéler tentantes à l’heure où la souffrance peut diminuer notre capacité à prendre les bonnes décisions. Or nous voyons ici que le suicide s’inscrit en faux contre les exigences les plus fondamentales de la loi morale. À ce titre, il est toujours une mauvaise réponse à un problème qui, lui, peut être réel et très douloureux : celui d’une souffrance avec laquelle on voudrait pouvoir en finir. Le vrai problème mérite une solution qui soit bonne et proportionnée, mais une mauvaise réponse est une réponse qu’on doit exclure dans tous les cas.

Je reviens à la corrélation entre le « fragment de continent » et l’ensemble : nul n’est une île, nul n’est isolé de la société. Le suicide n’est pas seulement l’échec d’une personne, c’est un échec pour toute la société. Que penser alors d’une société qui valide cet échec, qui l’entérine et le légalise ? Plus grave : que penser d’une société qui, non contente d’avaliser le meurtre, encadre la collaboration au meurtre ? Une société qui reconnaît un « droit » au suicide est une société qui admet que le meurtre est acceptable, ne serait-ce que sous la forme du meurtre de soi, ce qu’est exactement et littéralement le sui-cide. Quant à la collaboration au meurtre, elle revêt deux formes : l’euthanasie qui n’est pas plus une « bonne mort » que ne l’est toute autre élimination d’un innocent qui n’a pas mérité de mourir ; et l’« assistance au suicide », qui relève pratiquement de l’oxymore : se tue-t-on encore soi-même quand on se fait assister pour cela par un autre que l’on associe ainsi à l’attentat qu’on veut perpétrer contre sa propre existence ?

L’encadrement légal de cette assistance n’est rien d’autre que l’aveu d’une démission de la société, qui ne dit pas seulement son incapacité à affronter la catastrophe du suicide, mais qui intériorise cet échec, l’accepte comme une fatalité et finit par le promouvoir. « Mais », dira-t-on, « tolérer le mal qu’on encadre, ce n’est tout de même pas le promouvoir ? » Peut-être pas, dans un premier temps, mais c’est déjà laisser entendre qu’on a renoncé à l’endiguer. Ce faisant, les personnes associées à ce renoncement sont rendues complices de la transgression d’un interdit social fondamental, l’interdit du meurtre. Cette complicité insinue l’idée que le meurtre n’est finalement pas un problème aussi grave qu’on pouvait le craindre, puisqu’il est permis de s’en dispenser. C’est ce qui s’appelle marcher sur une pente glissante.

Noam Chomsky, tout socialiste libertaire soit-il, est un analyste remarquablement lucide des stratégies du langage et de la manipulation. On lui attribue (à tort, mais la rumeur est tenace) la compilation d’une courte liste très instructive de dix stratagèmes mis en œuvre par les puissants pour asservir les masses. L’une des techniques est une variante de la « stratégie du salami » dont j’ai déjà eu l’occasion de parler dans le CLV magazine n°21 ; il s’agit de la « stratégie du dégradé » : une mesure qui serait inacceptable comme telle est proposée par le biais d’un premier pas dans la direction du but réellement visé, puis d’un second, d’un troisième, et ainsi de suite : en quelques années et autant de pas successifs, la société s’est accoutumée à des compromi(ssion)s qui l’ont entraînée toujours plus loin, jusqu’à entériner, au bout du compte, la mesure dont elle n’aurait initialement voulu sous aucun prétexte.

Il est à craindre que le travail de sape remettant discrètement en cause l’interdit du meurtre via  l’« assistance au suicide » sous prétexte de bienveillance ne soit qu’une étape vers des démissions morales en cascade. J’exagère ? J’aimerais certes le penser, moi aussi, mais, comme on dit, contra factum non fit argumentum : les arguments n’ont pas de poids quand la réalité leur oppose un démenti. J’en veux pour preuve les progrès actuellement réalisés par la culture de mort au Canada : au mois de janvier 2020, le gouvernement québécois a décidé, qu’à dater du 12 mars prochain, il ne sera plus nécessaire d’être en « fin de vie » pour solliciter une euthanasie, alors que c’était une condition indispensable jusqu’à présent. Cette progression par étapes, où les barrières sautent l’une après l’autre, illustre ainsi la vérité de ces vers de l’Œdipe de Sénèque (vers 909-910) : « Tout ce qui passe la mesure est suspendu au-dessus du précipice. »

On croit qu’une mesure n’est qu’une concession raisonnable à une situation douloureuse, puis on découvre qu’elle n’est qu’une simple halte sur la route d’une société qui s’éloigne toujours plus du bien commun qu’elle a pourtant pour vocation de servir. Et comme pour illustrer ce que je disais à propos de la prétendue liberté accordée aux uns en lien avec la société dans son ensemble, voici qu’une maison de retraite canadienne, Irene Thomas Hospice Residence, est menacée, à l’heure où j’écris ces lignes, de perdre ses subsides parce qu’elle n’offre pas aux résidents la possibilité de se faire euthanasier ou d’obtenir l’aide au suicide. Comprenons bien que la résidence Irene Thomas ne détient pas ses patients de force, et qu’elle est située à peu de distance d’un grand « hôpital » où l’euthanasie est pratiquée. La menace qui pèse sur la petite institution illustre ainsi, à sa façon, le mensonge du message trompeur diffusé par les hérauts de la « liberté individuelle ». Ce qui se présente, au départ, comme la liberté d’un individu se transforme insidieusement en contrainte exercée sur la liberté des autres membres de la société. Une société qui renonce à l’interdit du meurtre sous couvert de liberté finit inéluctablement par violer la liberté de ceux qui ne veulent pas collaborer au déni d’humanité que représente cette démission.

Stéphane Mercier
philosophe


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